Alors que le marché de l’art contemporain est de plus en plus mondialisé ; alors que ses acteurs — marchands, artistes, acheteurs — paraissent happés dans un vaste et coûteux mouvement qui les emporte, de biennale en foire, aux quatre coins de la planète ; alors, donc, que les flux semblent, en art comme ailleurs, dominer, Judith Benhamou-Huet souligne de façon pertinente dans un article récent que la nationalité reste un "argument de vente".
Autrement dit, selon une réflexion émise par le marchand suisse Ernst Beyeler lors d’une session de la très internationale foire de Bâle : "Les Belges achètent l’art belge, les Allemands l’art allemand, les Américains l’art américain, et les Espagnols l’art espagnol".
Cette nouvelle topographie mondiale de l’art, plus disséminée et plus fragmentée, se caractérise en outre par une prépondérance des villes sur les nations — Berlin, Dresde et Leipzig plutôt que l’Allemagne ; Londres et Glasgow plutôt que la Grande Bretagne. La carte de l’art contemporain a désormais une dimension planétaire, étendue vers l’est, presque exclusivement concentrée au nord, et composée de points isolés interconnectés.
Le tissu mondial de l’art contemporain se présente ainsi comme un réseau discontinu de points reliés par des flux : flux esthétiques des œuvres et des artistes, flux financiers des ventes et des achats, flux humains des acteurs (visiteurs, acheteurs, marchands, commissaires, etc.), flux des informations et des transports.
Dans cet espace, ça circule et ça échange, de plus en plus vite, sans frontières, et hors des contingences du monde réel. Cet espace de flux interconnectés paraît en effet de plus en plus déconnecté du monde, comme si la logique spatio-temporelle de la vitesse de circulation s’était substituée à la logique historique et sociale des œuvres en résonance avec le monde
Pratiquement, les acteurs de l’art sont, comme les œuvres, aujourd’hui contraints de sillonner le réseau planétaire en tous sens avec le risque de perdre de leur singularité et consistance, de se virtualiser. Les œuvres sont en effet de plus en plus conçues pour se déployer dans un réseau sans ancrage territorial, pour être "libres de toute identification culturelle spécifique afin d’éviter tout provincialisme", comme le souhaite l’artiste David Hammons.
Esthétiquement, les œuvres tendent ainsi à perdre leurs aspérités sociales et territoriales, à devenir lisses ou ludiques, et, dans un espace sans frontières ouvert à tous les possibles, à faire l’objet d’infinis mixages, combinaisons et transgressions artistiques.
Si la logique des flux s’est substituée à celle des territoires, si le marché s’est en quelque sorte virtualisé, ce processus semble concerner l’offre d’art plus que la demande et la réalité des transactions. Une césure séparerait ainsi l’offre et la demande.
Comme si les collectionneurs, aussi impliqués fussent-ils dans la dynamique du marché, restaient toujours foncièrement attachés à une logique territoriale.
Comme si l’aspect patrimonial de la posture de collectionneur consistait à extraire certaines œuvres des flux publics du marché pour les réinscrire dans le territoire privé de sa collection. L’aspect marchand du collectionneur consistant à l’inverse, à réinjecter d’autres œuvres dans le flux des échanges.

Le collectionneur comme passeur d’œuvres entre marché et collection, flux et territoires.